jeudi 18 septembre 2014

[Livre] "L'oeil du prince" de Frédérique Deghelt


«L’œil du prince» de Frédérique Deghelt
Chez J'ai lu

En quelques mots : 5 histoires, 5 destins. De Cannes aux États-Uni!s, de 1944 à 2014... Une jeune fille au début de sa vie de femme, un homme veuf qui cherche à se reconstruire malgré la douleur, un couple de résistant qui s'aime malgré la guerre, un couple qui se sépare et une vieille femme qui découvre le secret de sa vie...

  • En deux mots : Destin & Hasard
  • En une question : notre avenir dépend-il toujours de notre passé?


SPOILER MI NIMUM

Après le remarquable "Les brumes de l'apparence" (mon avis ici), Frédérique Deghelt nous offre un nouveau roman cette année : "L’œil du Prince". Je suis bonheur !

Voici ce que l'auteure nous explique simplement sur "L’œil du Prince" sur sa page facebook (source)
"... L’œil du Prince, c'est, dans un théâtre cet angle de vue permettant de visualiser la perspective du décor sans déformation. L'œil du prince permet de voir la salle de façon symétrique. Cette place de choix se situe aux environs du septième rang, au centre de la rangée."

Comme toujours avec Frédérique Deghelt on ne comprend qu'après lecture complète pourquoi le livre s'appelle ainsi."L’œil du Prince" ne déroge pas à cette règle et se révèle encore une fois très astucieux.

Lorsque l'on lit un livre on sait bien que l'on a un point de vue, un angle privilégié sur l'histoire. Nous sommes bien sûr mené par les mots de l'auteur et ses personnages mais on sait que nous nous avons une vue globale que les personnages principaux n'ont pas, et là où ce roman est diablement astucieux c'est que l'on ne sent rend même pas compte ! Je ne dirais rien de plus juste, faite attention aux détails !  Encore une fois et comme à chacun de ses livres, je me rends compte en fin de lecture que j'ai marqué énormément de pages. Que ce soit pour une phrase qui m’interpelle ou parce que le livre prend un nouveau virage.

Et le moins que l'on puisse dire c'est que ce nouveau roman prend souvent des virages inattendus. Des moments que j'espère on prit forme pour mon plus grand bonheur de lectrice. Combien de fois aurais-je voulu échanger avec mon voisin de lecture, dans mon train quotidien, pour lui dire : "non mais vous savez quoi?" C'est aussi une frustration du lecteur... Le non partage au moment même de la lecture. On peut partager un film avec son voisin de séance mais un livre? Dans l'instantanée, c'est difficile... Et Frédérique Deghelt est un de ces auteurs qui donnent envie de partager sa lecture. Qui donne envie de dire à l'auteur(e) combien on a aimé, tel passage, tel enchainement...

Lire "L’œil du Prince" c'est découvrir 5 personnages, 5 histoires, 5 destins de 1943 à 2014.

On commence par rencontrer Mélodie, 1985, jeune fille libre et rebelle qui semble être née au mauvais endroit. Elle grandit à Cannes, dans un milieu très aisé, auprès de parents absents... Mélodie est une artiste, elle rêve de cinéma et a décidé d'écrire dans son journal ses envies et ses rêves. C'est à travers ce journal que nous découvrons Mélodie. Elle aime le Jazz, elle a même assisté chanceuse à un concert de Chet Baker. Et puis la cinéphile que je suis est ravie de toutes ses références de films et du premier festival de Cannes de Mélodie. D'ailleurs l'année où "le grand bleu" a été à l'affiche ! Mélodie y rencontre B. Celui qui un soir de Cannes saura la comprendre comme personne d'autre ne l'a fait avant lui. Excepté Pierrot, ce vieil homme qui l'accepte telle qu'elle est. Un duo vraiment très touchant.


Puis l'on rencontre Yann, 1964, tout s’annonçait pour le mieux, amoureux et futur papa, il va pourtant perdre femme et enfant dans un terrible accident. Pour fuir la vie qu'il n'a pourtant pas le courage de quitter, il prend la route. Quitte tout. Et cela se résume dans une phrase formidable de l'auteure "Comme si être ailleurs et plus tard, était mieux qu'ici et maintenant !". Que j'aime son sens de la formule !!
Yann reprendra vie dans sa solitude, en plein nature. Yann écrit lui aussi dans un journal, pour expulser sur le papier ses souffrances et ses souvenirs. On découvre ainsi son quotidien, ses rencontres, dont un vieil homme solitaire qui en respectant sa peine saura le tirer vers la vie. Il aura un geste pour ce journal qui m'a bouleversé presque aux larmes, je vous laisse découvrir lequel...
Et puis est ici évoqué un prénom, Benoit et je pense à un précédent roman de l'auteur...

Un nouveau chapitre s'ouvre ensuite sur la correspondance écrite d'Agnès et Alceste, résistants durant la seconde guerre mondiale et qui vont au détour des mots lors de courriers secrets rapidement tomber amoureux. Force et folie de trouver l'amour en pleine guerre. Comme si l'urgence d'aimer faisait tomber toutes les peurs... Leurs mots sont bouleversants, pudiques et d'une tendresse immense. Le charme de la correspondance est là... On imagine facilement le cœur battant d'Agnès qui posent des mots sur une lettre qui peut les perdre aussi. On soupçonne l'émotion à chaque lettre qui s'ouvre et la lecture qui s'ensuit. Entre peur et espoir, entre guerre et résistance, Agnès et Alceste s'aiment malgré tout, malgré eux, mais passionnément...

Vient ensuite Benoit et Alice, et là c'est reconnaitre une histoire, des personnages déjà rencontrés... Je ne boude pas mon plaisir de relire "Un pur hasard..." (mon avis ici). Benoit et Alice s'aiment depuis 20 ans mais se déchirent depuis quelques semaines. Benoit est musicien de jazz, obnubilé par sa vie il a délaissé ceux qui l'entoure dont sa femme Alice... Benoit va retrouver un ami au moment où l'amour s'en va.
Ici mon coup de cœur va à cette chanson de Benoit "just after love", la musique de leur amour. Qui dure toujours mais que se passe t'il quand l'amour passion n'est plus?
Et là en fin de lecture, une question se pose, est ce qu'un lien est là?

Puis l'on rencontre Anna, une vieille femme qui réfléchi à sa vie. Anna à plus de 80 ans, elle est à l'âge où l'on sait que la vie n'est plus vraiment devant soi. Elle va pourtant découvrir le secret de sa vie. Et là TOUT se met en place.

J'ai terriblement envie d'en dire beaucoup plus sur tout ce que j'ai aimé, mais ce serait alors dévoiler ce qui est l'essence même de ce livre, le secret, le lien, les émotions, l'amour, les rencontres et le pouvoir des mots, des notes et des films...

Je dirais juste que je suis comme Anna, j'ai lu ce livre, comme elle lit ses lettres. Doucement. En savourant chaque détail. J'ai ralenti ma lecture pour ne pas avoir à finir ma lecture, ne pas tourner la dernière page et lire les derniers mots...

"L’œil du prince" est pour moi le livre le plus malin de Frédérique Deghelt. Dans son intrigue, dans son rythme, dans ses personnages, dans les liens et les événements. Comme toujours avec cette auteure, les questionnements sont là. Est ce que notre milieu nous conditionne? Est ce que le malheur est une fatalité? Est ce que nos choix sont tous guidés par l'amour? Est ce que désaimer c'est ne plus aimer du tout? Est ce que l'on fait assez attention à ce qui nous entoure? J'aime aussi les idées exprimés ici sur les générations qui se mêlent, sur l'écriture, les lettres, les journaux, les carnets de voyage qui nous aide et laisse une trace...Le hasard qui n'en est peut-être pas un...

J'ai lu dernièrement une interview de l'auteur sur ce roman, elle évoque ce roman comme étant une forme de matriochkas, ces petites poupées russes qui s'imbriquent les unes aux autres et c'est tout à fait ça !
Et je dois dire que j'ai vraiment adoré le choix de l'ordre des histoires racontés ici, qui laisse encore plus la place au mystère et fait travailler notre esprit à plein régime sur l'avant dernier chapitre. Magique.
Mais il est vrai que l'on pourrait aussi finalement les lire dans un ordre différent si jamais on relisait le roman. 

Voici ci-dessous une citation de l'auteure qui m'a d'ailleurs touché :
Dans le journal de Mélodie, Frédérique Deghelt compare avec humour les romans à des « clés de bagnole » et dans les lettres d’Agnès, ce sont des « rêves éveillés » : « J’espère qu’ils peuvent être les deux à la fois… », dit-elle, « emmener les lecteurs à bord d’un véhicule imprévu ou les enlever le temps d’un songe. Car voyager, en rêve ou en réalité, c’est une façon de s’ouvrir au monde et aux autres ».
Interview à découvrir ici 

J'ai adoré ce voyage et la page 369 un prénom m'a arraché un hoquet et un sanglot en plein metro...


En bref :  5 histoires qui forment un livre touchant et astucieux. 382 pages qui nous accompagne le temps d'un voyage dans le temps et dans les sentiments. Rythmé, délicat et plein de sens, les personnages sont profondément attachants et les mots choisis avec soin rendent la lecture délicieuse.


Morceaux choisis / Citations :

"De toute façon, ils ont toujours été trop occupés pour vérifier où j'étais. Depuis que je suis née, ils doivent m'avoir moins regardée que leur compte en banque et d'ailleurs, je m'attends toujours à ce qu'ils ne me reconnaissent pas."

"Ainsi l'habit ne ferait pas que le moine, il pourrait aussi rendre une fille à sa mère !"

"C'était une invitation à la rejoindre, alors j'ai récupéré une des affiches, j'ai remplacé ses yeux par les miens, et même ma mère a eu un sursaut en entrant dans ma chambre. Elle a grommelé :" elle est bizarre cette affiche, non?". Je n'ai pas répondu. Elle n'a pas reconnu mes yeux. Bientôt, c'est moi toute entière qu'elle ne reconnaitra pas. Ca ne sera pas bien difficile, elle ignore que je suis quelqu'un d'autre que sa fille".

"Je me suis demandé où se trouve la personne quand l'acteur joue, et quand il ne joue plus..."

"Un phénomène survient quand on voit deux ou trois films par jour. Ce qui n'arrive pas quand on va les voir séparément. Certains films sont tués par d'autres."

"Plonger dans l'histoire, c'est aller chercher une parole d'aujourd'hui qui va résonner ou même raisonner sur le présent, avec ce léger sentiment d'appartenir à un passé déterminant. Le passé d'un film nous construit, nous affranchit ou nous handicape."

"Son goût musical est irrécupérable, elle entend avec ses yeux !"

"On ne savait plus si la musique était en train de le tuer ou de le maintenir en vie."

"Mon existence est une sorte de cinéma permanent. J'entends de la vie ce qu'on ne voit pas, je vois ce qu'on n'entend pas et je comprends ce qui ne peut ni se voir ni s'entendre."

"Joann vivait dans l'intensité, mais ne m'a laissé aucun mode d'emploi pour gérer la puissance d'un présent dévastateur, un avenir perdu sans elle, et des souvenirs ne servant qu'à m'enfoncer un peu plus dans son absence."

"Voyager en questionnant l'instant d'après juste à l'instant d'avant me convient parfaitement. Seuls les paysages changeants s'accordent à l'absence de tout ; d'elle, d'avenir, de rêve et de désir. La nature n'offre rien de superflu."

""Il y a rien de mieux que le destin des personnages de la littérature pour nous réconcilier avec notre propre destinée. " a t'elle dit."

" Mais le pire, c'est la terreur de l'oubli. Se dire qu'elle va s'estomper comme le parfum, comme ma mémoire, comme tout ce qui fut nous et ne sera plus jamais."

"A l'aube d'être père, je suis brutalement redevenu un fils sans présent et sans avenir."

"Au fond du gouffre, le parent d'une enfant mort n'est ni veuf ni orphelin, il n'est rien. Il est une absence dont il ne faut pas parler.Mais les choses dont on ne  parle pas, ne disparaissent pas pour autant."

"  Il paraît que j'ai une bien meilleure voix. Si seulement j'en avais une meilleure à emprunter !"

"Il est vieux et je suis veuf. Nous voici à quelques lettres près embarquées dans la même impuissance !"

"Nous sommes quelques heures plus tard, quelques heurts, devrais-je dire. Mais rien ne se voit sur cette page blanche que je vais couvrir de mots."

"Mais c'est autre chose qu'ils font naître alors. Car en tuer un, c'est en détruire plusieurs. Là où on tue un homme, on décime une famille. C'est un frère, une père, une soeur, une amante, une mère qui décideront à leur tour de combattre l'ennemi pour que celui-là ne soit pas mort pour rien."

"Voilà c'est dit et je vous en conjure, gardons-nous pour le meilleur tandis que nous traversons le pire."

"Les enfants ont le chic de poser de mauvaises questions au bon moment."


" Comme toi, il ne connaissait pas l’identité de son père. Il l'avait sans doute imaginé, fantasmé, traqué dans la glace chaque matin ; en se demandant pourquoi il avait exclusivement pris les traits de l'absent, comme pour mieux marquer sa disparition."

"Aimer, c'est toujours choisir."

"C'est avec lui que tu aurais voulu partager cet amour dont tu viens. Il aurait comprit la violence de ce que tu découvres, lui qui n'ignorait rien de la perte."

"Tu ne voudrais pas les lire trop vite et tu reviens déjà en arrière comme dans ces livres dont on devine qu'ils accompagneront longtemps."

"Par le plus pur des hasards... Et qu'est ce que le hasard dans une vie, sinon la concordance de ce qui se connecte?"

"Tu as lu et maintenant tu te sens fébrile. Tu sens ton coeur qui bat à toute allure comme si tu t'étais mise à courir pour rattraper tout ce que tu as ignoré pendant des années."

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